Autant dire que l’on trouve de tout dans son œuvre, beaucoup de contradictions, traduisant l’évolution de sa réflexion, sa grande exposition publique. On peut trouver un Jaurès colonialiste, appuyant Jules Ferry, pensant que la domination française allait apporter des bienfaits républicains aux peuples retardés. On peut trouver un Jaurès antisémite, sur une fausse base de classe, qu’il corrigera. Ce sont sans doute les évolutions de Jaurès qui sont les plus intéressantes et fructueuses à analyser aujourd’hui.
Et puis surtout Jaurès est mort assassiné, il y a 100 ans, le 31 juillet 1914. Donc, on ne peut pas savoir, si après avoir appelé si fortement les socialistes, les prolétaires de tous les pays à empêcher la guerre, il aurait – ou non – fait comme ses principaux compagnons : rallier l’Union sacrée nationaliste et guerrière. On ne peut pas savoir comment il aurait réagi à la Révolution d’octobre.
Le 25 juillet 1914, il vient défendre pour une élection partielle à Lyon, où il tient un discours mémorable contre la guerre, Marius Moutet, qui sera adjoint d’Aristide Briand dans le gouvernement d’Union sacrée pendant la guerre, puis ministre des colonies (pas le pire). Aux obsèques de Jaurès, Léon Jouhaux prononce l’éloge funèbre et prépare les esprits au ralliement à la guerre. Le dirigeant syndical Jouhaux confirmera son engagement dans la collaboration de classe, dans l’anticommunisme jusqu’à fonder FO.
De l’autre côté, il y a le symbole que représente l’assassinat de Jaurès. Il faudrait d’ailleurs différencier la postérité politique et historique de la personnalité de Jaurès et celle de son assassinat, même si les deux sont évidemment liées. Notamment pour nous communistes tant la prise de conscience et le rejet de la guerre impérialiste vont être aux fondements de la création de notre parti, à Tours, avec l’adhésion d’une majorité du Parti de Jaurès à l’Internationale communiste.
Les communistes, le PCF, la direction du PCF, sont fondés à s’exprimer aujourd’hui en héritiers de Jaurès, mais parmi beaucoup d’autres. Les socialistes du PS les plus droitiers sont aussi descendants de Jaurès. Légitimité, usurpation : ces querelles d’héritiers n’ont pas lieu d’être.
L’important, c’est plutôt de définir ce que représente pour nous, communistes, l’héritage de Jaurès, notre part d’héritage.
Depuis des mois, la direction du PCF et l’Humanité en font des tonnes. Pas un discours, un article sans une citation, plus ou moins bien choisie, de Jaurès. Des centaines d’hommage. Voilà Jaurès enrôlé dans toutes les prises de position des dirigeants du PCF ! On ne trouve guère que le gaz de schiste comme sujet sur lequel on ne fait pas parler les mânes de Jaurès !
Quel contraste avec l’absence lamentable de tout hommage de la direction du PCF à Maurice Thorez pour le 50ème anniversaire de sa mort ! Avec Jaurès, c’est le retour du culte de la personnalité, disons du culte des ancêtres !
On comprend bien comment la direction du PCF entend le conjuguer avec sa ligne politique actuelle.
La référence urbi et orbi à Jaurès, c’est le moyen d’effacer l’histoire du PCF et le caractère fondamental de la rupture, issue de 1917 et 1920, avec le réformisme.
C’est dans l’immédiat le moyen de justifier les retrouvailles avec d’autres héritiers de « gauche », cousins éloignés, « socialistes » notamment, que la direction du PCF voudrait rejoindre dans des alliances et une recomposition politiques.
C’est le moyen, en puisant dans les puissantes formules de Jaurès l’idéaliste, de masquer la vacuité du mot d’ordre et du programme de « l’Humain d’abord ». L’humanisme, même anticapitaliste, de Jaurès intégrait très superficiellement la théorie de la lutte des classes.
L’honnêteté et le courage de Jaurès à défendre en 1914 les résolutions pacifistes de l’Internationale socialiste, si rapidement abandonnée par la plupart des dirigeants socio-démocrates de tous les pays, son assassinat qui grave cette position dans l’Histoire, ne doivent pas servir de « caution de gauche » au réformisme, au parlementarisme vain, à l’intégration dans la démocratie bourgeoise, à la collaboration de classe que pratiquaient les socio-démocrates français et les jauressistes, aussitôt convertis à l’Union sacrée…
Ce n’est pas insulter Jaurès que de constater qu’il est mort sans avoir atteint le stade du dépassement du réformisme. Il reste un « tribun du peuple », notamment dans les débats parlementaires les plus oiseux, un porte-parole « aux côtés des ouvriers » mais il n’est pas encore le dirigeant du parti révolutionnaire socialiste de la classe ouvrière. L’historien Jean-Paul Scot reprend cette situation dans Le Monde daté d’aujourd’hui : « la République bourgeoise doit se développer en une série de formes politiques et sociales toujours plus démocratiques et plus populaires, antécédents nécessaires ou préalables, tout au moins, de la République socialiste ». On peut mesurer le décalage presqu’abyssal qui sépare – à quelques années près pourtant – Jaurès de la théorie de l’Etat de Lénine… Un retard historique !
La direction du PCF, d’une façon grossièrement opportuniste, célèbre Jaurès totalement à contresens. Elle veut « retourner à Jaurès » ou plutôt au réformisme du temps de Jaurès. Les communistes – tout au contraire – ont intérêt à étudier et commémorer Jaurès et son évolution politique, même lente, le symbole de son assassinat pour leur rôle dans l’avènement, après 1917, du parti de classe d’un type nouveau en France, le Parti communiste.
Le symbole le plus net du contresens adopté par la direction du PCF est le changement, par étapes, du sous-titre de l’Humanité passé « d’organe central du Parti communiste français » à « journal fondé par Jean Jaurès ». Du temps de Jaurès, c’était « journal socialiste quotidien »…
Jaurès est passionnant à étudier pour sa personnalité, pour ses évolutions politiques comme chaînon dans le développement du mouvement ouvrier français vers ses formes d’organisation politique nationale propres.
Ses contradictions sont permanentes, même dans le domaine de la paix et des relations internationales. En 1908, il célébrait l’Entente cordiale et l’alliance de la France et de l’Angleterre avec la Russie tsariste, qu’il considérait comme un facteur de paix. Cette position lui vaut les foudres de Rosa Luxemburg (voir notre traduction de sa lettre ouverte à Jaurès).
Le révolutionnaire russe Zinoviev, compagnon de Lénine, juge sévèrement Jaurès dans un article de 1916 sur les socialistes français et la guerre, son incapacité à s’émanciper, avant 1914, du discours patriotique de la bourgeoisie (voir en lien) et du réformisme. En 1919, le même Zinoviev commémore avec un profond respect le 5ème anniversaire de la mort de Jaurès, reprend ses derniers discours, se réfère aux « meilleures traditions de Jaurès », prépare, au nom de Jaurès, l’adhésion des socialistes français à la 3ème internationale.
Contradiction ? Non ! Les deux considérations sont justes. Jaurès était un réformiste petit bourgeois mais Jaurès était aussi un socialiste dont l’action et la mort ont nourri le développement du mouvement ouvrier et la construction du parti révolutionnaire.
Voilà, communistes, ce que nous devrions avant tout étudier et valoriser dans l’héritage de Jaurès, sans se tenir évidemment à l’écart du débat et des récupérations politiques – tout azimut –actuels.